JEAN AUSSEDAT ET ROSE-ANNE PETIT

par Rose-Anne Aussedat, 
novembre 2009

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Jean AUSSEDAT, né à Annecy le 12 mars 1908, était l’aîné des onze enfants qu’ont eus Louis AUSSEDAT et Marie-Louise née BALLEYDIER.

 

Très jeune, il partit comme interne au collège des Jésuites de Mongré où son frère Henri le rejoindra quatre ans plus tard. Les deux frères ne revenaient à Annecy que pour les vacances.

Jean était bon élève mais son carnet scolaire montrait un jugement assez sévère sur la discipline, ce qui faisait baisser ses notes au point que l’année du bac, les Jésuites, toujours soucieux du succès de leurs élèves, avaient déclaré que ni Jean ni son camarade et ami Ivan AUDRAS [1] ne réussiraient l’examen. Avant cette épreuve, toute la classe fut emmenée en pèlerinage à Ars ; Jean et Ivan décidèrent de mettre un cierge à sainte Philomène et tous deux furent reçus au bac !

 

[1] Par hasard, Ivan AUDRAS a épousé la meilleure amie et compagne de classe à Paris de Rose-Anne, Elisabeth RENDU et les deux ménages se sont retrouvés en voyage de noces en Espagne…

 

Jean a poursuivi ses études en préparant à Lyon ses années de médecine, où il fut brillamment reçu à l’Externat des Hôpitaux de Lyon. Mais sachant que son père souffrait d’un grave problème cardiaque, il préféra se présenter à l’Internat des Hôpitaux de Saint-Etienne plutôt que de tenter celui de Lyon, cela afin de ne pas risquer de prolonger ses études.

 

C’est donc à Saint-Etienne qu’il s’installa comme médecin généraliste où nous avons vécu jusqu’à la déclaration de la guerre, Béatrice y est née en janvier 1937.

 

 

 

 

Rose-Anne PETIT, née le 30 janvier 1913 à Paris est la quatrième des six enfants qu’ont eus Joseph et Marie-Louise PETIT.

 

François, l’aîné, ingénieur sorti de l’Ecole Centrale de Paris ; Georgette, morte à quelques semaines ; Solange, bibliothécaire puis conservateur à la Bibliothèque Mazarine ; moi-même, Rose-Anne ; Catherine ; Bertrand, prisonnier de guerre en Allemagne dès 1940, qui entra comme moine bénédictin à La Pierre qui Vire dès son retour de captivité en 1945.

 

Après leur mariage en 1906, mes parents, Joseph PETIT et Marie-Louise PUISEUX, habitèrent à Epinal, garnison forestière où Joseph travaillait en tant qu’ingénieur agronome et forestier. En 1910, Joseph et Marie-Louise quittèrent la France avec leurs deux aînés pour s’installer à Santiago du Chili. C’est un ami d’enfance, André MUZARD, rencontré l’été au bord de la mer, en Normandie, où leurs familles respectives possédaient une maison de vacances, Les Petites Dalles, près de Fécamp, qui persuada Joseph d’abandonner la carrière forestière, pour le suivre à Santiago où, depuis le milieu du XIXème siècle, un ancêtre MUZARD avait créé un important magasin appelé la Casa Muzard (genre de Bon Marché à Paris). La partie fabrication et vente de meubles lui fut effectivement confiée. Excepté la période de la guerre, Joseph PETIT resta à Santiago pour travailler jusqu’en 1935.

 

Je naquis à Paris mais je fus conçue à Santiago du Chili. Marie-Louise, ma mère, dut en effet rentrer à Paris pour assurer les études de leurs enfants. Fin 1912,  deux mois avant ma naissance elle fit une traversée épique par le détroit de Magellan. J’ai toujours regretté de n’avoir jamais connu l’Amérique du Sud !

 

Mais la mobilisation rappela Joseph PETIT en France dés juillet 1914. Il y fit toute la guerre comme officier du génie, en garnison dans les Vosges. Il ne repartit au Chili qu’en 1919 sans sa famille. Les problèmes économiques chiliens rendaient difficiles l’envoi à sa femme des fonds nécessaires à l’éducation des enfants. C’est ainsi que celle-ci dû quitter l’appartement du 125 boulevard Saint Germain pour aller s’installer dans l’hôtel particulier de ses parents, 2, rue Le Verrier. Cet hôtel était situé au coin de la rue d’Assas, face à la rue Michelet. Il était à proximité du jardin du Luxembourg et de ses deux petits jardins annexes.

 

Vers 1925, Marie-Louise pu confier ses enfants à la garde de leur grand-mère PUISEUX pour rejoindre quelques mois son mari à Santiago. Celui-ci revint définitivement à Paris en 1935, l’année de mes fiançailles.

 

Quelques éléments familiaux 

Joseph PETIT, fils de Pierre, officier de carrière et de Jeanne WALLON, et donc petit-fils d’Henri-Alexandre WALLON, historien, qui est connu par l’amendement WALLON et la Constitution de 1875 [2]. Il faut noter que mon arrière-grand-père n’était pas farouchement Républicain mais que le Comte de CHAMBORD, pressenti pour prendre le pouvoir, avait refusé le drapeau tricolore, voulant reprendre le drapeau blanc rejeté par l’ensemble de la Nation. Il fallait donc trouver une solution, d’où le vote de l’amendement WALLON.

 

[2] «Le président de la République est élu à la majorité des suffrages par le Sénat et la Chambre des députés réunis en Assemblée nationale. Il est nommé pour sept ans. Il est rééligible». Adopté avec 353 voix pour et 352 voix contre, cet amendement introduisit dans les  lois constitutionnelles de la France la République, la fonction présidentielle et le septennat, ceci face aux tentatives de restauration monarchique menées par le Comte de Chambord

 

 

 

Henri Wallon 1812-1904

Sénateur, écrivain, Ministre,

Membre de L'Institut de France

(Académie des Inscriptions et Belles Lettres)

 

 

Marie-Louise PUISEUX, épouse de Joseph PETIT, était la fille de Pierre PUISEUX [3] , astronome connu pour son Atlas de photos de la Lune, dont les Américains se sont servi pour le premier alunissage. Victor PUISEUX, père de Pierre - et comme lui grand amateur d’alpinisme - a laissé son nom à un pic dans le Massif de l’Oisans.

 

[3]  Astronome (1855-1928) : il a réalisé, avec Maurice Loewy, alors Directeur de l'Observatoire de Paris, le Grand Atlas photographique de la Lune – publié en 1910 – en utilisant une nouvelle forme de monture équatoriale (le « grand équatorial coudé ») installée sur le site de l’Observatoire de Paris. Un cratère de la Lune porte son nom. Les américains à la NASA se sont servis de cet atlas pour leurs alunissages. 

 

 

                 Pierre Puiseux  1855-1928                  Victor Puiseux 1820-1883

                                 Mathématiciens et astronomes,

                 membres de l'Institut de France (Académie des sciences)

 

J’ai gardé quelques souvenirs de la guerre 1914-18, surtout du bombardement de Paris par les Allemands. Un obus est tombé sur le petit jardin du Luxembourg, le jour de mes cinq ans, à proximité de chez nous. Aucune de mes petites amies invitées n’a pu venir ! Et, la Grosse Bertha continuant de tirer, ma famille a trouvé préférable de partir à Frontenay dès les vacances de Pâques et d’y rester six mois à la grande joie des enfants… Ô insouciance de la jeunesse!

 

Quelques souvenirs plus anciens d’Epinal où Joseph PETIT, officier du Génie, fut mobilisé dés le début de la guerre. La famille habitait 3, rue Thiers, la maison où Jacques puis Louis AUSSEDAT eurent par la suite leur office notarial !

 

A la gare d’Epinal, on m’a montré un prisonnier « boche » : j’avais deux ans et demi. Mon frère et ma sœur aînés s’arrachaient la lecture des petits « livres roses » où les Allemands étaient caricaturés.

 

Puis, à la libération de Strasbourg, les militaires furent ovationnés par la foule. Joseph PETIT reçut en cadeau une ravissante poupée de porcelaine, revêtue du costume alsacien, que nous nous passions avec vénération, ainsi que quelques dessins offerts par HANSI à mon père: ils étaient dans les mêmes bureaux de l’armée à Epinal.

 

Retour à Paris depuis Lyon où Marie-Louise PETIT s'occupait, comme infirmière diplômée de la Croix-Rouge, d'une ambulance installée par les Anglais au Point du Jour proche de la propriété de notre tante Marguerite CHANTRE née BOUVET, sœur de notre grand-mère PUISEUX.

 

Retour à Paris donc où mes parents s'installèrent au 125 Boulevard Saint-Germain, près de la rue de Seine où Solange et moi fréquentions le cours des Demoiselles DUCHER (prononcer Duchaire), Alice, Berthe et Aimée, trois exquises demoiselles qui prirent leur retraite, ce qui me valut de continuer mes études au Cours Maupré, sis alors 21 rue Madame et tenu par des Dominicaines. Etudes entrecoupées par l'invasion d'un staphylocoque doré dans mon fémur à l'âge de huit ans. L’« ostéomyélite de l'enfance » ne pouvait se soigner qu'à coups de bistouri, les antibiotiques étant encore inconnus à l'époque. Cette maladie n’a évidemment pas été sans conséquences sur mes études et mes diverses activités, devant rester allongée durant des périodes prolongées. Ces ennuis de santé  m’ont empêchée d’affronter le baccalauréat, mais les études au Cours Maupré, jusqu’à la Philo, ont été très complètes. Mon seul diplôme, à  part celui de « la Femme secrétaire », fut le brevet d’instruction religieuse décerné par l’Archevêché de Paris!

 

Cette ostéomyélite devait se terminer avec la fin de ma croissance. Aussi, dés l'âge de quinze ans, je me suis rattrapée pour le travail et le sport.

 

J’ai donc fait des études de secrétariat à l'Ecole de "la Femme Secrétaire" et ai travaillé dès  ma sortie pour soulager mes parents en difficultés financières. La directrice de l’Ecole, Madame KETTERER, me trouva très rapidement des secrétariats à mi-temps chez des gens intéressants: avocat, médecin (Professeur Hamburger). Cela convenait bien à  mon désir de ne pas rester des journées entières dans un bureau.

 

Après deux ou trois années de vie partagée entre ces secrétariats, quelques activités religieuses, de folles parties de danse dans les salons parisiens ou à des bals organisés par les amis élèves des Grandes Ecoles, les visites de musées et d'expositions avec mes chères cousines de province (notamment la grande Exposition Coloniale) ainsi que des concerts ou des répétitions de chorales, ce furent mes fiançailles et mon mariage avec Jean.

 

 

Nous nous étions rencontrés, Jean et moi, au mariage de Mamy PIET GRANDCOLAS à Lépanges en 1935. Tante Néné (Yvonne) BON-FAVRE, comme toute la famille BON voisine et amie de la mienne dans le Jura, n'était pas étrangère à cette rencontre, outre les nombreux amis que mes parents avaient conservés dans les Vosges, les CARRELET, les PERIGOD.

 

J'avais été invitée par Rosy CARRELET, charmante jeune fille de mon âge, aux Papeteries d'Arches et ensemble, nous nous sommes rendues aux "noces à Lépanges". En ce temps-là, le cortège de la mariée était composé de jeunes gens et jeunes filles en grande tenue. Toute de bleu vêtue, je me suis retrouvée au bras de Jean à l'église.

 

Puis, à la réception, les garçons et demoiselles d'honneur étaient à la même table, près de celle des mariés comme il est d'usage, de sorte que je n'ai pas perdu une syllabe des discours pleins de saveur et de mots d'esprit comme seule la famille BON sait en prononcer. Beaucoup d'entrain ensuite, danses, promenades dans cette belle nature vosgienne, puis retour aux papeteries d'Arches avec la famille CARRELET qui me fit connaître un bout d'Alsace où avait lieu la chasse dont faisaient partie mes hôtes.

 

Après échanges d'adresses, me voici de retour à Paris où, quelle ne fut pas mon émotion de savoir par le truchement de nos parents respectifs (c'était l'usage), que Jean désirait faire plus ample connaissance avec sa cavalière vosgienne.

 

Nous voici donc parvenus, en ces mois d'été 1935, à nous revoir, soit entre Saint-Etienne et Clermont-Ferrand, Tante Guite MICHELIN [4] m'ayant invitée dans son joli Bonneval, soit  ensuite à Paris où le jeune médecin stéphanois était venu rendre visite à ses chers cousins FAVRE du 12 bis avenue Bosquet, pour finir, au mois d'août, à Aléry où Jean nous a présentées, ma mère et moi, à sa nombreuse famille pleine de bonté et d'humour.

 

[4] Mme Jean MICHELIN, sœur de Mme Joseph PETIT


J'ai tout de suite été éblouie de connaître mes trois ravissantes petites nièces GIRAUD-MOUNIER, leurs parents et le charmant ménage BON tenant dans les bras le beau bébé qu'était Régis.

 

 

         

                                                                                                 

                    

 

Quant à mes futurs beaux-frères et à la petite Marthe, c'étaient encore de très jeunes adolescents. Ma belle-mère par la suite n'a pas résisté au plaisir de me dire qu'ils avaient trouvé "Madame PETIT bien roulée"… Que pensaient-ils de sa fille? Pierre tout spécialement m'a mise à l'aise par la gentillesse de ses propos pleins de sensibilité et de profondeur. Mon futur beau-père m'a fait faire le tour de la Tournette par la route dans la respectable limousine, heureux de me faire découvrir sa belle Savoie.

 

 

Hélas, j'ai à peine eu le temps de le connaître et de découvrir ses qualités de cœur ainsi que sa belle intelligence puisque à peine un mois plus tard, le 17 septembre 1935, il était brutalement rappelé à Dieu.

 

 

 

De même, Gady, née en 1913 comme moi, avait quitté cette terre à peine deux ans auparavant. A voir la délicatesse de ses sœurs aînées, la pétulance et la beauté de sa petite sœur Marthe, j'avais conscience de ce que j’avais perdu en n’ayant pas eu la chance de la connaître. Jean avait été très profondément marqué par la longue maladie et le décès de sa sœur Gady, fiancée à son meilleur ami, Georges PIET. Il avait su que sa sœur était condamnée et n’avait pas voulu le dire à son ami pour ne pas briser sa carrière, sachant pertinemment que celui-ci aurait abandonné la marine plutôt que de partir un an sur « la Jeanne » s’il avait appris le destin inéluctable de Gady.

 

Notre mariage, le 15 janvier 1936, eut donc lieu dans une intimité relative (nous étions de part et d'autre des familles si nombreuses), avec une réception, suivant la cérémonie à l'église Notre-Dame-des-Champs, dans les grandes pièces du bas de l'hôtel de la rue Le Verrier où nous habitions depuis 1933 chez Bonne Maman PUISEUX.

 

Notre Léon, le fidèle valet de chambre, ou plutôt l'homme à tout faire de notre Grand-Mère tant à Paris que dans le Jura, était "sur son 31". Je le vois encore quelques mois plus tôt demander à mon Oncle Olivier, le plus jeune frère de maman: "Saint Louis, Monsieur Olivier, c'était-y pas Charles IX?" Il était le dévouement personnifié et plus tard d'une patience extrême avec ces diablotins qu'étaient tous nos jeunes enfants.

 

 

 

Après le mariage et le beau voyage de noces en Espagne dont le circuit avait été organisé par l'agence de notre fidèle Bon Marché, magasin de la famille depuis sa fondation par Monsieur et Madame BOUCICAUT.

 

Nous sommes revenus sur Saint-Etienne où tous les cadeaux de mariage et petits meubles m'appartenant avaient été soigneusement emballés et envoyés en colis postaux par mon cher Père, avec listes jointes.

 

Découverte pour moi de la vie de province et des Stéphanois fort accueillants, beaucoup plus gais et ouverts que leurs voisins lyonnais. Le soleil y était déjà plus chaud, des bottes entières d'œillets arrivaient chez les fleuristes pour un prix dérisoire.

 

Notre appartement était près de l'hôpital, tout au sud de Saint-Etienne. Nous n'avions qu'à prendre l'auto pour aller nous promener au col de la République: J'ai une photo de Béatrice dans son petit moïse, prenant son biberon au milieu de la verdure et des sapins.

 

 

                 

 

 

Celle-ci, née le 21 janvier 1937, fut baptisée dans la vieille paroisse de Valbenoîte, la plus jolie église de Saint-Etienne. Georges PIET était le parrain, Béatrice MICHELIN, la marraine.

Jean m'avait présentée à toute la salle de garde de l'hôpital et le repas avait été ponctué de chants assez osés mais pleins de gaieté et de convivialité. Je me souviens d'un détail: il n'y avait pas de serviettes de table, on s'essuyait à la nappe!

 

Jean recevait sa clientèle particulière de généraliste dans notre appartement. J'évitais, bien sûr, de me servir aux heures de consultation du beau piano Erard « Queue de Concert », cadeau de mariage que j'avais demandé en priorité.

Sa longueur  faisait de lui une occasion raisonnable, mais je me suis aperçue très vite de son défaut : les trois notes les plus graves à gauche du clavier étaient inaccordables pour cause d'une fente au sommier de bois.

En définitive, malgré ce défaut, ce beau cadeau m'a permis d'exécuter quelques morceaux ou quelques quatre mains avec les mélomanes trouvés parmi nos amis de Saint Etienne. L’une de ces mélomanes était Annette THIOLLIER, premier prix de Conservatoire de violon à Paris. Elle était la fille de Monsieur SAMARAN, à l’époque Directeur des Archives de France, où j’étais bien loin d’imaginer que j’y trouverais un emploi d’aide archiviste en 1953.

 

 

 

Après notre déménagement, le piano a été racheté par le frère du Docteur Arnaud de VOITEUR (Jura). Il jouait avec la dernière énergie et je crains qu'il n'y ait eu par la suite d'autres notes défaillantes. A Thônes où nous sommes allés ensuite, j'ai pu racheter un piano droit, de plus modeste dimension, que nous avait cédé la brave Madame PERILLAT qui voulait s'en débarrasser. Cette femme généreuse nous a procuré des goûters clandestins et des gâteaux  à la crème fouettée durant la période de restriction alimentaire.

 

 

C’est au cours d’une visite à Annecy, début 1939, que j’ai dû attraper la scarlatine qu’avaient eue deux de mes beaux-frères, malgré la minutieuse désinfection commandée par ma belle-mère… Le terrain devait être favorable. Il m'a fallu attendre d'être remise pour espérer donner à notre grande fille des frères et sœur.

 

A cette époque, Jean désirait trouver un poste médical en Haute Savoie. Nous quittâmes Saint Etienne juste avant la déclaration de la guerre 1939-45 avec notre seule Béatrice.

 

En juillet 1939, François FAVRE, cousin germain de Jean, nous avait emmenés dans sa voiture rouge décapotable faire un voyage en Italie: François et Mimi PATURLE, Jean et moi: il voulait étudier les méthodes de travail des chirurgiens à Bologne [5] : une fois là, après nous avoir présentés à ses maestros, il nous a laissé sa voiture pour nous permettre de visiter l'Italie du Nord. Nous sommes allés jusqu'à Venise avec mission de reprendre François au retour. Il était temps de rentrer car les premières manifestations fascistes en l'honneur du Duce commençaient: d’immenses décorations en fleurs reproduisaient le nom de Mussolini, des Bersaglieri, tout harnachés avec leur casque à plumes, gardaient la frontière. Nous avons pu quand même, à Milan, saluer les CAMPI, cousins de la famille (du côté Balleydier) comme ma belle-mère nous l'avait recommandé. Que sont-ils devenus dans la tourmente? Ils nous ont reçus aimablement, parlant un français impeccable.

 

[5] Sur le tombeau de Saint Dominique, j'avais promis à ce grand saint, si j'avais un fils, de l'appeler Dominique

 

 

 

 

 

Revenons à la déclaration de guerre, le 1er septembre 1939. Nous étions en vacances à Frontenay. Les hommes sont immédiatement partis. Jean s’est engagé volontairement et a été affecté comme médecin auxiliaire à l’hôpital militaire de Lyon. Il avait été exempté du service militaire à cause d'une péritonite très grave contractée pendant ses études universitaires. Ce grade de médecin auxiliaire correspondait à celui d'adjudant, mais il était malgré cela tenu de vivre avec les officiers médecins et d’assumer les frais nécessaires, mess ou autres sans en toucher la solde.

 

J'ai donc fait quelques travaux rémunérés, en particulier des secrétariats, dans une fabrique de jouets à Lyon., à côté de laquelle il y avait une crèche-jardin d'enfants où je pouvais déposer Béatrice âgée de deux ans. J'ai même tricoté des chaussettes kaki pour les soldats, payées 4 sous la paire. Une gentille amie de ma famille, Madame du PELOUX, apparentée aux MONTGOLFIER, m'avait prêté son appartement rue Jarente, en plein quartier d'Ainay à Lyon, pendant qu'elle-même était réfugiée à Annonay avec sa famille.

 

Je conduisais Béatrice au jardin d'enfants en tramway, boulevard des Belges, et dès qu'il y avait des congés, nous allions voir Jean dans son service d'hôpital militaire.             

                                                                    

           

 

 

 

 

Durant cette période de « la Drôle de guerre » où nous vivions à Lyon, Jean a retrouvé son frère Henri qui, lui aussi engagé volontaire, se morfondait à la caserne de Montluc à éplucher des légumes ou à faire des service de garde. Les deux frères avaient tous deux de vifs sentiments patriotiques, ils se retrouvaient dans l’appartement qu’occupaient Alix et ses deux enfants et discutaient ensemble de ce qui serait le mieux à faire pour vaincre les Allemands.

Mais, très vite, Jean a été affecté à une ambulance qui siégeait à Miribel dans l'Ain. Tout était calme jusqu'à l'invasion des Allemands. Je me souviens des cueillettes de magnifiques chanterelles dans les bois autour de Miribel.

Avant d'être démobilisé, Jean avait été affecté à un poste médical qui se trouvait à Divonne, juste à la frontière suisse hérissée de barbelés. Ma gentille belle-mère m'avait offert l'hospitalité à Annecy avec Béatrice, souvent gardée par la fidèle Gabrielle.

 

L'armée admettait les visites de quelques femmes légères « non officielles » pour soutenir le moral de la troupe, mais, officiellement, il était interdit de faire venir sa propre femme en visite!

 

Ma belle-mère avait acheté juste avant la guerre une Citroën traction-avant noire qui n'avait pas encore la sinistre réputation que lui a donnée par la suite la Gestapo. Elle me la prêtait pour aller voir Jean clandestinement. J’ai chanté les louanges de cette voiture qui me permettait de le retrouver. Divonne, où il se trouvait, étant à la frontière suisse, il fallait depuis Annecy, contourner par le pays de Gex afin d’éviter la Suisse et les barbelés. Grâce à cette voiture, malgré un froid terrible, j’ai pu braver la neige et franchir certaines congères sur la route. Nous logions Jean et moi clandestinement chez des fermiers ; il nous est arrivé de trouver l'eau gelée dans les brocs de toilette.

 

 

 

 

 

Au moment de la débâcle de mai 1940, Jean travaillait comme médecin dans une ambulance dans la région de Miribel (Ain). Il fut indigné par l'attitude de certains médecins et infirmiers qui auraient préféré fuir par crainte de l'arrivée des Allemands,  quitte à abandonner les blessés dans leur ambulance! Lui, au contraire, voulait tenir et continuer.

 

Puis, il y eut l'armistice, la déclaration du 18 juin que nous eûmes la chance de capter à la radio et, d'un avis unanime, Jean, ma mère et moi-même avons renié l'armistice du Maréchal PETAIN, et admiré et envié DE GAULLE. Les Allemands étaient l’ennemi numéro un. Tous trois, nous étions enthousiasmés par cet appel : convaincus que c’était la bonne cause, nous avons d’emblée voulu y adhérer. Jean comme moi-même aurions rêvé partir immédiatement à Londres pour rejoindre De Gaulle. Mais, comment le rejoindre jusqu'en Angleterre avec nos charges de famille ? Béatrice, née en 1937, avait trois ans et demi  à ce moment-là.

 

Joseph PETIT, mon père, qui avait fait la bataille de Verdun, était "pétainiste". Marie-Louise AUSSEDAT était pour Pétain qui représentait la tradition, l’ordre, la famille et la patrie. Par la suite, elle a été écartelée dans ses convictions du fait que, pendant la guerre, elle avait comme locataires, d’une part l’épouse et les enfants de Tho Morel, chef du groupe de résistance du Plateau des Glières, avec lesquels elle partageait le même étage rue des Marquisats à Annecy, et, d’autre part, les MICHAL, qui comptaient parmi les meilleurs amis des AUSSEDAT et dont les fils étaient engagés dans la Milice.

 

A la démobilisation, en  juin 1940, Jean retourna à Annecy où il nous retrouva Béatrice et moi. Il rechercha un nouveau cabinet médical: que de kilomètres n'avons-nous pas faits à bicyclette, l'essence étant devenue trop rare pour prendre l'auto ! Un poste étant vacant à Novalaise, près du lac d'Aiguebelette, nous sommes allés l'examiner et étions presque tentés lorsque le médecin de Thônes, gendre du Général DOYEN, a proposé à Jean de reprendre son cabinet et de nous louer son appartement sis sur la place, devant l'église. Jean se réjouissait de discuter de questions médicales avec François FAVRE, son cousin germain, chirurgien à Annecy, voire même de lui envoyer des malades à opérer.

 

Hélas, François a succombé à une deuxième atteinte de fièvre typhoïde en 1940, à la Toussaint, juste au moment de notre installation. Que de bons souvenirs avec François FAVRE qui avait un chalet à La Clusaz où tous ses frères et cousins venaient skier l'hiver !

 

Christine, née en juin 1941, a inauguré notre vie en Haute-Savoie.

 

Emménagement à Thônes dans ce vaste appartement sur la place devenue celle du Colonel Bastian, sous les arcades, à l'angle d'une route menant sur la montagne qui dominait cette petite ville et au début de laquelle se trouvait le garage particulier du médecin: Jean avait droit à quelques bons d'essence pour ses tournées médicales qui se déroulaient plutôt sur les routes des Clefs, de Serraval et de Manigod, tandis que le second médecin, le Docteur LATHURAZ[6] avait plutôt sa clientèle sur la route du Grand Bornand ou de La Clusaz. Il arrivait bien sûr que certains malades fissent appel à l'un plutôt qu'à l'autre dans ces secteurs. De toute façon, les visites médicales étaient rudes en plein hiver avec la neige abondante et les chalets dispersés. L’un comme l’autre étaient constamment confrontés aux difficultés de circulation et d'approvisionnement en essence.

 

L'occupation d'Annecy par les Italiens, dont les Savoyards du pays se moquaient - les appelant à mi-voix "les Macaronis" - ne fut pas très gênante. Peu à peu, la Résistance se formait. C'est ainsi que Tho MOREL, dit Tom [7] , jeune Saint-Cyrien, officier des Chasseurs alpins, dont nous avions assisté au mariage avec Marie-Germaine LAMY, la meilleure amie de notre belle-sœur Marthe, sœur de Jean, créa peu à peu le réseau de la Résistance du plateau des Glières[8].

 

[6] Lui et sa femme nous étaient fort sympathiques

 

[7]Son vrai prénom était Théodose

 

[8]L'histoire du Plateau des Glières est relatée dans différents ouvrages : citons notamment ceux de Patrick de GMELINE : "Tom Morel – Héros des Glières" (Presses de la Cité, 2008) et "Tom Morel et les résistants des Glières" (Presses de la Cité, 2008)

 

 

Je voudrais ajouter ici mes souvenirs personnels.

 

Tout s'aggrava avec la formation de la Milice, puis l'intervention des Allemands. Peu à peu, l'essence manquait, les aliments d'importation comme les agrumes, et même certains fruits et légumes se faisaient rares, surtout dans ce pays de neige. Thônes n'était qu'à 700 mètres d’altitude, mais dominé par les pré-Alpes. Le soleil s'y couchait tôt et le climat était plutôt celui qui régnait à 1000 mètres. A côté de bien d'autres, nous n'étions cependant pas à plaindre: les honoraires médicaux étaient réglés en reblochons, beurre, lait et les enfants en bas âge avaient des tickets donnant droit à des friandises, bonbons, chocolat.

 

Je me souviens de l'étonnement des miens, à la Libération, lorsqu’ils découvrirent les oranges, lancées par les Américains qui sillonnaient les routes en jeeps. Autre souvenir de ces enfants chaussés de galoches en bois pour aller à l'école et qui manquaient de trébucher à cause des paquets de neige entassés sous leurs semelles. Eric a fait ses premiers pas sur la neige, et son frère et ses sœurs faisaient de grandes parties de luge.

 

 

 

Mais, l'atmosphère n'était pas à la joie. On se méfiait un peu de certains voisins et on évitait de parler de ses opinions politiques. Jean LAMY, le frère de Marie-Germaine MOREL, grand résistant, évadé des griffes de la Milice, est apparu un jour à Thônes sous le prétexte de chercher une situation.

 

Jean et moi étions très partisans de l’action de l’Armée secrète. Jean était en relation avec les Résistants du plateau des Glières. Je n'ai jamais su de façon explicite le rôle qu'il avait pu jouer dans l'aide apportée aux Résistants des Glières qui avaient leur médecin militaire. Peut-être transport en auto de quelques hommes ou armes pour leur rendre service ? Mieux valait ne pas en parler et lui-même ne s’en est jamais vanté.

 

Nous avons abrité le Colonel BASTIAN, venu se cacher dans notre appartement de Thônes au moment des rafles faites par les miliciens ou les Allemands. Celui-ci fut hélas pris et torturé par la suite. Si nous avions été pris, nous aurions bien sûr été envoyés en déportation.

 

 

 

 

 

 

2 décembre 1945. La Ville de Thônes décorée par le général Doyen pour fait de résistance. La place de l'église sera rebaptisée place du Colonel Bastian

 

En tout cas, dans la dédicace du livre sur le cimetière de Morette  que nous a offert le Père GOLLIET, Oratorien, celui-ci rend hommage au Docteur Jean AUSSEDAT pour ses services. Ce père GOLLIET était le fils de ces admirables GOLLIET qui tenaient le bureau faisant office de gare routière à Thônes et qui ont activement participé à la Résistance.

 

 

 

Livre de Pierre Golliet sur le maquis des Glières, et dédicace de l'auteur

"en souvenir des constants services que le Docteur Aussedat a rendus au Maquis de Thônes

 

Lorsque Tom Morel a été assassiné par un milicien, son corps a été enterré dans la neige, sur le Plateau. Six mois plus tard, ses amis ont déterré clandestinement le corps de Tho enfoui sous la glace du plateau des Glières et l'ont ensuite transporté dans ce qui devint le cimetière de Morette, sur la route du Grand Bornand ! Quelques amis, tous des rescapés du Plateau ou des résistants de Thônes et des environs, des paysans des environs, ainsi que Jean et moi, avons pu suivre ce transfert. Ces paysans ont gardé de cette histoire une grande rancune envers les Miliciens.

 

Il m'a semblé reconnaître ce triste cortège dans la neige, dans une séquence d'un film fait plus tard par Pierre SCHOENDORFER [9], soit "Le Crabe Tambour" soit "L'Honneur d'un Capitaine", deux films sur la guerre d'Algérie où j'ai cru reconnaître dans une séquence la cérémonie de transfert de Tho Morel qu'il avait utilisée. Peut-être aussi dans un ancien numéro de Paris-Match qui évoquait ces évènements[10] , pouvait-on reconnaître, sur une photo, parmi les quelques personnes qui suivaient le cercueil dans le brouillard, la haute silhouette de Jean.

 

[9] Tout jeune, Pierre Schoendorfer était déjà grand photographe. Ses parents alsaciens s'étaient réfugiés à Annecy dés le début de la guerre

[10] BN : il faudrait faire des recherches pour y retrouver ce numéro de Match

 

 

Quant à Marie-Germaine, épouse de Tho, dés le début des activités de son mari, elle était partie se mettre à l'abri en Ardèche avec ses trois petits garçons. Quelle affreuse privation pour elle de n'avoir même pas pu revenir après l'assassinat de Tho à Entremont ! Elle avait été très touchée que Jean et moi soyons allés à la cérémonie de Morette et nous en a toujours été reconnaissante.

 

En 1944, pour se venger des actions de la Résistance des Glières, il y eut ce bombardement des avions allemands sur Thônes et ses environs qui fit des morts et des blessés. Par hasard, Jean avait pris une journée de repos et nous étions descendus à Annecy avec les enfants, leur offrant un tour en barque sur le lac. Nous avons très bien vu cet avion allemand se diriger vers les Aravis. A peine débarqués, on est venu chercher Jean d'urgence pour soigner les blessés. En remontant chez nous, triste spectacle de maisons désertées, de linge séchant sur une corde, troué d'éclats d'obus et d’un chat mort dans notre jardin. Mais, qu'était-ce à côté de cette petite fille, Pauline, réfugiée de Paris avec ses parents, qui au sortir de l'église de Thônes, était morte sur le coup, décapitée  par un éclat de bombe… Le lendemain, alors que nous nous dirigions vers le collège de Thônes dont le Directeur, le chanoine PASQUIER, était un ami, nous vîmes un nouvel avion projeter ses bombes sur le petit hameau des Villars. Nous avions heureusement laissé les enfants à Annecy.

 

Un jour, les Allemands ont fait une descente sur Thônes et ont fusillé des gens devant notre maison.

 

Christine se souvient des nuits où les sirènes sonnaient sur Annecy: sa grand-mère, Marie-Louise Aussedat, tenait absolument à ce que les enfants aillent aux toilettes avant de descendre dans les abris. Moyennant quoi, ils y arrivaient lorsque l’alerte était sur le point de se terminer…

 

Autres souvenirs d'avions: depuis la terrasse d'Aléry, à l'été 1944 je crois, j'ai pu prendre une bien mauvaise petite photo des avions venus d'Angleterre pour ravitailler les hommes des Glières. Et de fait, dès que cela fut possible, nous sommes montés au Plateau où gisaient les containers vides. Je regretterai toujours de n'avoir pas conservé comme trophée un grand morceau de toile de parachute blanche dans laquelle je m'étais fait un chemisier qui s’est révélé inusable.

 

 

Il y eut aussi, fin novembre 1942, l'invasion par les Allemands de la zone libre, restée gravée dans ma mémoire par le passage au-dessus de nos têtes des avions qui allaient bombarder la flotte française à Toulon. Ce souvenir est lié à la naissance de mon premier fils: Louis-Dominique, né dans notre appartement de Thônes le 28 novembre 1942. Béatrice et Christine se souviennent de la présentation que leur en a faite leur père dans une boite à chaussures, couché sur un matelas de coton: c'était le plus petit et le plus mince de nos enfants. Il s'est bien rattrapé depuis !

 

Enfin, un avion qui a certainement sillonné la Haute-Savoie avant de se perdre en mer fut celui de Saint-Exupéry le 26 juillet 1944. Beaucoup ont été intrigués par le bruit de ce survol. Puis, en 1945, le calme revenu, naissance d'Eric: cette fois, Jean l’a présenté à ses trois aînés installé confortablement…dans un tiroir sur un coussin ! Contrairement à Dominique, il était tout grassouillet. Comme on avait imaginé que j’étais enceinte de jumeaux, Jean a envoyé un télégramme à Aline FAVRE née RABUT, qui attendait son aîné, pour lui annoncer la naissance : « Eric bien né, sans Fred » Mon jeune frère, son oncle Bertrand, revenu de captivité, a attendu son baptême en février dans l'église de Thônes, pour gagner l'abbaye de La Pierre-qui-Vire, dans le Morvan où sa vocation bénédictine l'appelait.

 

 

 

Un autre souvenir très poignant de l'après-guerre fut le semblant de procès fait aux 80 miliciens internés au Grand-Bornand. François ROLLIER, avocat à Annecy, y assistait ainsi que Jean et, tout en ne partageant pas les opinions des miliciens, ils revinrent horrifiés de la façon dont le jugement fut rendu. Il y avait eu trop de drames causés par ces hommes fanatisés pour que les habitants de la région leur pardonnent. Les quatre-vingts hommes furent fusillés au Grand Bornand et enterrés sur place à même la terre. Jacques MICHAL, le fils de nos amis qui, par crainte du communisme, avaient poussé leurs fils à s'engager dans la milice, n'a pas voulu, par idéal, se désolidariser de ses hommes alors qu'avant le procès, on aurait pu le faire évader.

 

Autre triste souvenir: la mort accidentelle de notre cousine Odile RABUT, interne des hôpitaux de Paris venue rejoindre Jean en tant que médecin stagiaire.  Sa famille nous l’avait envoyée pour l'éloigner des privations que subissaient les Parisiens; de plus, elle était qualifiée pour assister Jean dans ses tournées médicales alors que celui-ci était mal remis d'une fracture à la jambe. Hélas! Odile ne savait pas conduire et Jean pensait qu'un permis lui serait indispensable pour  exercer sa profession par la suite.

 

Au cours de leurs tournées médicales, il lui laissait le volant dans les lignes droites. Que s'est-il passé en mai 1944 sur la route de la Balme de Thuy, apparemment facile en cette saison printanière ? Odile a manqué le seul virage et la voiture est allée s'écraser dans un ravin. C'était une Ford dont les batteries se trouvaient dans le coffre arrière. Odile eut le thorax enfoncé sur le volant, Jean l'entendait suffoquer mais il avait l'épaule cassée et bloquée par un des accumulateurs qui avait jailli. Odile mourut presque aussitôt sans qu'il puisse intervenir. Cela l’a complètement traumatisé. Ce fut pour Jean un choc moral dont il ne se remit jamais. Des secours sont arrivés. Il m'a téléphoné d'une ferme cette affreuse nouvelle.

 

Je me suis dirigée à bicyclette sur les lieux assez éloignés sans même m’en rendre compte. Mon frère Bertrand avait eu une permission des STO de Stuttgart à cause de la mort  de notre père qui eut lieu fin avril 1944, dans une clinique à Annecy où mes parents s'étaient installés. C'est ma mère qui eut à transmettre le triste message aux parents d'Odile à Paris. Ceux-ci, atterrés, sont venus immédiatement à Thônes où reposait le corps d'Odile: ils ont été exemplaires de bonté vis-à-vis de Jean si frappé et si meurtri moralement et physiquement (clavicule cassée). L'enterrement eut lieu à Bluffy où un terrain avait été acheté par les Jacques RABUT qui y ont fait construire une maison.

 

Tout cet été 1944 s'est donc passé dans le deuil et la tristesse alors que se déroulaient la fin de la guerre, la Libération d'Annecy, l'arrivée des Américains.

 

Jean, mal remis de sa fracture, dut se faire aider quelques mois par un autre médecin, slave. Celui-ci  n’avait pas de visa et fabulait. On ne savait jamais la vérité. Il encombrait Jean d’autant plus qu’ils ne partageaient pas le moins du monde la même éthique dans leur travail.

 

Nous eûmes en pension tout cet hiver-là quelques gentils enfants envoyés au bon air et au meilleur ravitaillement qu'à Paris, par des familles amies. Certains suivaient leurs classes au collège de Thônes.

 

Après la guerre, Jean a continué de travailler dans la région de Thônes comme médecin généraliste, toujours sur les routes. L'essence restait rare, les tournées médicales difficiles: c'est au cours de l'une d'elles que, le 10 juillet 1946, Jean s'est engagé dans un chemin difficile, au-dessus des flancs de la Tournette, côté Serraval, et que l'auto a basculé dans le vide, éjectant Jean dans un champ tout en pente, au grand effroi de paysans qui fauchaient l'herbe. Une fracture à la base du crâne fut fatale. Il est resté dans le coma jusqu'à sa mort, dans la nuit du 10 au 11 juillet, à l'hôpital d'Annecy. L'enterrement eut lieu à l'église Saint Maurice et dans la tombe familiale, au cimetière de Loverchy.

Jean était d’une intelligence brillante, c’était un homme courageux et de conviction.

Comme la plupart de ses frères et sœurs, il avait une grande sensibilité qu’il tenait de sa mère. Sa bonté est restée légendaire chez ses anciens patients dans la région de Thônes qui ont très longtemps évoqué « le bon docteur Aussedat ». Ceux qui l’ont connu se souviennent d’un homme éminemment gentil et d’une grande humanité. Christine se souvient encore de la visite de deux Allemands dont l’un était blessé : la domestique qui leur avait ouvert la porte vint prévenir Jean que « deux boches » l’attendaient dans sa salle d’attente, il la reprit immédiatement en rappelant qu’ils étaient des hommes avant de les faire rapidement rentrer dans son cabinet.

Il avait de l’humour et aimait blaguer. C’était un conteur né et Béatrice se souvient comme il adorait raconter des histoires et avait la manière et le style pour cela.  Christine se souvient aussi comme il savait les faire rire. Elle se souvient aussi d’un père attentif et tendre : En 1943 ou 1944, Jean s’était cassé la jambe au retour d’une visite médicale de nuit, dans la neige. Quand quatre hommes pénétrèrent dans la maison en portant Jean accidenté sur leurs épaules il fit un petit signe rassurant accompagné d’un sourire et d’un clin d’œil à ses enfants médusés comme pour dire «  ce n’est rien du tout, c’est une blague ! »

 

Lors de l’enterrement, Eric marchait à peine. Les quatre petits m'entouraient, vêtus de leurs manteaux blancs confectionnés dans une étoffe sergée procurée par les Papeteries Aussedat, étoffe qui servait aux machines quelques mois auparavant, les tissus étant encore rares, livrés au compte goutte sur tickets de la Mairie.

 

C'est ainsi que quelques semaines plus tard, j'ai quitté Thônes dont le cabinet médical avait été repris par notre ami le docteur Jacques GERARD, et m'étais installée à Albertville avec les enfants. Béatrice, laissée à Bois-Rolland pour poursuivre ses études chez les Ursulines, nous rejoignait seulement aux petites vacances, sortant en week-end chez ses gentilles tantes Margot et Mythil, à Grenoble.

 

La merveilleuse famille de Jean FAVRE, tisseurs filateurs à Cornimont dans les Vosges, me fournit de solides pièces de tissus de coton. Monsieur le Curé LELEU et sa sœur me procurèrent des locaux dans leur presbytère d'Albertville. Aidée de cette charmante demoiselle, j'ai pu vendre et recevoir, par relations, des mètres de ces précieux tissus.

 

Au bout de toute une année, les trois enfants et moi sommes rentrés à Paris (Béatrice étant toujours à Grenoble) où les pièces des derniers étages du petit hôtel de notre Bonne-maman PUISEUX, situé au 2 rue Le Verrier dans le VIème arrondissement, pouvaient nous accueillir. Maman occupait le premier étage avec sa mère. C'était une solution de vie agréable et raisonnable, mais plus tard, les enfants m'ont bien reproché de n'avoir pas gardé un pied à terre en Haute-Savoie où ils auraient pu aller skier! Enfin, ils n'ont rien perdu en fréquentant les écoles et lycées parisiens.

 

Après avoir exercé quelques mois mon métier de vendeuse de tissus en chambre, toujours par relations et trois fois par semaine (car après chaque journée, il fallait rentrer les tissus dans les placards), mes petites cousines Robert PUISEUX qui habitaient l'hôtel voisin et qui me donnaient des coups de main bien fatigants pour elles aussi, eurent l'idée de parler à leur Père de bien vouloir me faire un prêt pour me procurer un magasin sur rue, où la clientèle serait plus nombreuse et accessible.

 

 

 

Cet oncle généreux s'exécuta sans hésitation, malgré ses responsabilités professionnelles et familiales (neuf enfants) et ce pas-de-porte fut trouvé au n° 8, rue de l'Odéon. Mon cher cousin, Daniel MICHELIN, n'hésita pas lui non plus à me faire aménager ce petit magasin par un aide architecte de son agence. Nous avons ouvert boutique en automne 1953, tenant le coup jusqu'en 1962, époque où les grandes surfaces se mirent à faire trop de concurrence. Enfin, cahin-caha, cela a marché et lorsque j'ai abandonné ce commerce passionnant par certains côtés (quelle étude de mœurs parmi les acheteurs) et bien angoissant vis-à-vis du fisc et des contrôles menaçants, j'ai pu rembourser mon bon oncle de son prêt….sans les intérêts!

Mais quelle reconnaissance envers toutes les aides, pour ne citer que quelques unes d’entre elles :

-       mes petites cousines des premières heures rue Le Verrier,

-       l'aide matérielle d'Odile POURADIER DUTEIL auprès des enfants trop petits pour les laisser seuls puis, rue de l'Odéon, pour ces merveilleuses créations en couture, en accueil,

-       l'aide enfin de Geneviève PUISEUX, fille de mon parrain Victor, qui sortait de ses études secondaires et qui découvrit sa vocation d'expert-comptable en tenant impeccablement la comptabilité de mes recettes et dépenses.

 

Car, dans l'intervalle, mon amie Marguerite-Marie DAUDET, sœur de ma cousine Marie-Antoinette RABUT, m’a signalé la possibilité d’entrer aux Archives Nationales à Paris comme agent contractuel. Elle-même avait eu son poste comme veuve d’un conservateur et mère de trois enfants. Pierre DAUDET, chartiste, était mort en déportation ainsi que son beau-frère, mon cousin Noël RABUT. J’étais trop âgée - 35 ans passés - pour passer un concours qui m’aurait permis de devenir fonctionnaire sous archiviste ou pour passer le concours de l’École des Chartes. Être agent contractuel et non fonctionnaire m’a laissé par contre la possibilité d’ouvrir un commerce de vente de linge de maison et tissus me permettant ainsi de compléter mon salaire par d’autres revenus [11].

 

 

[11] Pendant la période où je dus mener en parallèle ces deux activités professionnelles et ma charge de mère de famille, j'utilisais un Vélosolex pour accomplir tous ces trajets dans les meilleurs délais.

 

 

Bref, aux Archives, j'ai eu la chance de travailler avec des conservateurs bienveillants qui m'ont très vite confié des travaux de sous-archiviste, de paléographie, et autres. C'était le département du Minutier Central récemment créé à l'Hôtel de Rohan, où il s'agissait de déchiffrer les minutes notariales qu'une loi obligeait les notaires parisiens à déposer. Que de trésors encore inexplorés découverts dans ces documents du XVème au XVIIème siècle!

 

Marguerite-Marie était entrée d'office dans un service s'occupant des archives de la guerre de 1939-45, archives du procès de Nuremberg entre autres. Quel courage pour elle qui avait trois enfants de l'âge des miens à élever, de se plonger dans cette histoire qui avait causé la mort de son mari ! Elle était admirable de sérénité. Travaillant avec un Conservateur non moins intelligent, très humain, Mademoiselle MADY, j'ai eu la chance d'être appelée en renfort dans ce département durant quelques semaines. C'est ainsi que Mademoiselle MADY s'est intéressée aux notes écrites en déportation par ma tante, Madame Jean MICHELIN, et que ses cahiers ont été déposés dans la chambre forte de ce département sans doute accessible aux historiens.

 

Au sein des Archives, on m’a procuré par une équipe de chercheurs historiens, un travail à la Sorbonne. Cela m’a permis d’obtenir une retraite complémentaire comme agent du CNRS.

 

Enfin, en 1978, année de mes 65 ans, retraite obligatoire des organismes d’État. J’ai pu, grâce à l’intervention de Madame FAVIER, conservateur dirigeant la salle du public des Archives de France, être mise en contact avec des lecteurs français ou étrangers qui cherchaient à  se faire aider dans la lecture des documents anciens. Le personnel des Archives, trop pris par ses propres travaux, me les adressait et j’emportais à domicile les documents photocopiés pour en faire la transcription directement sur ma machine à écrire. Tout le monde y gagnait. Par la suite, des cours de paléographie furent créés pour aider ces lecteurs… puis vint l’ère de l’ordinateur.

 

Mais, j’ai eu la chance de rester longtemps en contact avec des professeurs américains ou d’autres nationalités, qui m’apportaient un travail intéressant.

 

J’ai ainsi gardé ce goût des recherches historiques ou généalogiques dont j’étais bien éloignée durant mes dix années de mariage et de vie en province.

 

En 1963, après la mort de notre grand'mère Puiseux et la vente de la maison de la rue Le Verrier, j’ai pu acheter un appartement rue d'Odessa dans le XIVème arrondissement, grâce à l'intervention de François PATURLE, PDG des Papeteries Aussedat, qui fit racheter nos actions au meilleur prix parmi les actionnaires de la famille.

 

Mon installation à Frontenay de 2000 à 2007 m'a permis de mettre un peu à jour tous les souvenirs historiques de la famille, continuant l'œuvre de mon Père qui, à son retour définitif du Chili en 1935, avait recueilli et rédigé des documents fort intéressants sur la famille de son grand-père Henri Alexandre WALLON ou sur celle de sa femme, les PUISEUX, les BOUVET.

 

Avant de regagner Paris, j'ai pu déposer une grande partie de ces documents aux Archives départementales du Jura où, de nouveaux dépôts ayant été créés, les directeurs sont heureux d'accueillir nos papiers. Ils seront consultables par informatique sur autorisation de la famille. Il en est de même des Archives départementales de Haute-Savoie qui ont constitué un fonds AUSSEDAT lorsqu' Elisabeth RABUT en était la Directrice.

 

 

Rose-Anne Aussedat, Paris, rue Notre Dame des Champs, Septembre 2010

 

Élaboration de ce document : En préparant les Alériades 2008, nous avions eu l'idée d'y faire dire par Adélaïde Bon des poèmes d'Oncle Jean Aussedat, aîné des enfants de Louis et Marie Louise, que la plupart d'entre nous n'avions pas connu du fait de son décès accidentel en 1946. C'est à la suite de ces Alériades que plusieurs cousins ont demandé à tante Rose-Anne de nous faire mieux connaître Oncle Jean et sa famille. Lors d'une série de visites, Colette a commencé à prendre des notes au fur et à mesure que tante Rose-Anne lui racontait ses souvenirs. Notes qui donnaient lieu à une mise en forme et une relecture pour corriger ou compléter. Et très rapidement, tante Rose-Anne s'est mise à écrire elle-même la majeure partie  du document. Il y a alors eu plusieurs séances avec Colette pour finaliser le texte.

 

 Puis est venue la phase d'illustration réalisée par Alain  Aussedat à partir de photos extraites des albums d'Aléry et de Frontenay. Là encore, c'est tante Rose-Anne qui a choisi les photos fin 2009 et début 2010 à partir d'albums scannés par Alain (albums d'Aléry) ou par Isabelle Proust (albums de Frontenay). Il reste à ajouter quelques photos de jeunesse de tante Rose-Anne qu'Isabelle Proust a scannées en septembre 2010.

 

Parallèlement à ce travail, Tante Rose-Anne a poursuivi avec plusieurs de ses neveux descendants d'Henri Wallon une mise en forme et un dépôt des archives des ancêtres de sa grand'mère paternelle, et a continué à transcrire plusieurs documents trouvés lors des recherches sur nos ancêtres Ossedat d'Auvergne, recherches auxquelles elle avait déjà tellement participé avec Oncle François Paturle puis Oncle Michel Pignal, mettant gentiment à disposition sa compétence de paléographie acquise aux Archives Nationales.

 

Alain Aussedat, septembre 2010

 

voir aussi les poèmes d'Oncle Jean Aussedat

 

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